L’or en bleu
Exposition personnelle de Marc Ragouilliaux chez ZEMMA
21 juin 2016 : L’Eclosion


Jardin des citations

Une spéculation exotique dans la Vie mode d’emploi de Georges Perec, 1978. L’extrait incomparable d’une transaction d’un fonds exotique et pourtant vitale. Il s’agit de la Vie mode d’emploi, chapitre XIII Rorschash, 1


« …Par contre le commerce entre l’Arabie et l’Afrique noire était beaucoup moins surveillé et offrait l’occasion d’affaires fructueuses. En particulier le trafic des cauris : ces coquillages, on le sait, servent encore d’échange à de nombreuses populations africaines. Mais on ignore, et c’est là qu’il y avait gros à gagner, diverses sortes de cauris, diversement appréciées selon les tribus.
Ainsi, les cauris de la Mer Rouge (Cypoca Turdus) sont extrêmement cotés dans les Comores où il serait facile de les changer contre des cauris indiens (Cypoca caput serpentis) au taux tout à fait avantageux de quinze caput serpentis pour un turdus.
Or, non loin de là, à Dar es-Salam, le cours des caput serpentis est continuellement en hausse et il n’est pas rare de voir des transactions se faire sur la base de un caput serpentis pour trois Cyproea moneta. Cette troisième espèce de cauri est appelée communément la monnaie-cauri : c’est assez dire qu’elle est partout négociable ; mais en Afrique occidentale, au Cameroun et au Gabon, elle est tellement estimée que certaines peuplades vont jusqu’à payer au poids de l’or. On pouvait espérer tout frais compris, décupler sa mise. »


Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, collection « Hors collection », publié en 2010

Socrate nous situe aimablement ce qu'il entend par figure: " Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintres; J'entends, dit l'argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends.
Car, je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres belles sous quelque rapport, mais qu'elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu'elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n'ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement. J'ajoute qu'il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère.
Socrate nous situe aimablement ce qu'il entend par figure:
" Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintres ;
J'entends, dit l'argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends.
Car, je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres belles sous quelque rapport, mais qu'elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu'elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n'ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement.
J'ajoute qu'il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère. Comprends-tu maintenant ? Ou qu’as-tu à dire ?
…Les plaisirs vrais qui naissent de la contemplation des figures sont d’essence géométrique. Ils ne sont pas issus de simples représentations sensibles, des images ou des portraits particuliers du vivant, mais touchent à des formes géométriques comme la ligne, le cercle et les figures planes et solides, qui sont construites à l’aide d’instruments précis et rigoureux. Ils sont à la charnière entre le sensible et l’intelligible et ouvre la voie à la contemplation du beau en soi. En effet –et ce n’est pas Kandinsky qui le démentira-, ces formes géométriques sont belles et en elles-mêmes de façon absolue, car elles sont abstraites, immuables et ne dépendent pas d’une figure sensible particulière, sans cesse en devenir, belle sous un certain rapport et laide sous un autre (livre VII de la République).
On retrouve ici le rôle de tremplin et de propédeutique à la contemplation en soi des idées qui était dévolu à la géométrie. Les plaisirs vrais issus des couleurs en tant qu’ils sont l’expression d’un genre dans sa pureté dépassent également le cadre de la représentation particulière. Après l’exposé des deux genres de plaisirs, Socrate évoquera l’exemple d’un peu de blanc pur qui « est à la fois plus blanc, plus beau et plus vrai que beaucoup de blanc mélangé ».
Ce blanc pur exempt de trace de couleurs différentes incarne le genre de blancheur en soi et en donne l’idée vraie.

Giorgio Colli, cité par Olivier Battistini dans les Saisons de la Loi (p. 55) présente ce paradigme de l'ontologie humaine dans la figure de Dionysos.

" En fait, avec Dionysos, la vie apparaît comme sagesse, tout en restant la vie frémissante : là est le secret. En Grèce, un dieu naît d'un regard exaltant sur la vie, sur un fragment de vie, que l'on veut arrêter. Et cela est déjà connaissance.(…) en termes mesurés, Dionysos est le dieu de la contradiction, de toutes les contradictions- comme l'attestent les mythes et les cultes les concernant-, ou mieux de tout ce qui, se manifestant par des mots, s'exprime en termes contradictoires. (…) Dionysos est un dieu qui meurt. En le créant, l'homme s'est laissé entraîner à s'exprimer soi-même, entièrement, et quelque chose encore au-delà de soi. Dionysos n'est pas un homme : il est à la fois un animal et un dieu, manifestant ainsi les points terminaux des oppositions que l'homme porte en soi. C'est précisément là que réside l'origine obscure de la sagesse. (…)

Robert Delaunay : Du cubisme à l'art abstrait, Paris, SEVPEN, 1957, dans le passage du figuratif (traditionnel) à l’inobjectif (peinture pure, réalité),

Il m’est venu l’idée de supprimer les images vues dans la réalité : les objets qui viennent interrompre l’œuvre colorée. Je m’attaquais au problème de la couleur formelle..La couleur est forme et sujet ; elle est purement le thème qui se développe, se transforme, en dehors de toute analyse psychologique ou autre. La couleur est fonction d’elle-même, toute son action est présente à chaque moment comme dans la composition musicale.

Isabelle Garo, L’or des images, Art-monnaie-capital, Montreuil, éd La ville brule, 2014

Dans la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859, Marx note que les métaux précieux sont fondamentalement impropres à un usage strictement utilitaire, d’autres métaux se révélant bien plus adaptés à la fabrication d’outils d’armes, de vaisselle quotidienne, etc. Ainsi d’emblée prédisposés à n’être que des valeurs d’échange séparées ou plutôt tendanciellement abstraites de toute valeur d’usage, l’or et l’argent présentent en outre des qualités esthétiques qui expliquent leur usage somptuaire, leur nature de signes miroitants et fascinants de la valeur pure à laquelle ils prêtent aussitôt un corps matériel qui semble précisément être prédestiné à cette mission représentative.
[L’or et l’argent] apparaissent comme un sorte de lumière dans sa pureté native que l’homme extrait des entrailles de la terre,…
… l’argent réfléchissant tous les rayons du soleil dans leur mélange primitif et l’or ne réfléchissant que le rouge, la plus haute puissance de la couleur. Or, le sens de la couleur est la forme la plus populaire du sens esthétique en général (KM).

Citations sur la couleur in : Yousef Yshagphour, Rothko : une absence d’image, lumière de la couleur, Éditions Farrago/Léo Scheer, 2003

Le sujet de la couleur. Dans l’histoire de l’art, on observe une progression qui fait émerger la couleur en tant qu’objet autonome de la forme, vers la notion de sujet en soi, capable de construire des sensations variables. Comme l’analyse George Delaunay,
…la disparition de l’objet représenté dans la forme tableau, supprime également dans la perception contemporaine, la dimension psychologique qui serait attachée à l’emploi de la couleur représentée. La couleur devient « sujet pour la réflexion » dans la démarche du peintre, et non seulement médium.
Rothko à propos de Matisse : lorsque vous regardez cette peinture vous devenez cette couleur, vous êtes totalement saturé par elle ;
Matisse : depuis le début du 20e s, c’est la couleur qui a été le principe actif de l’art non représentationnel- l’autonomie de la couleur.
Kupka : les plans de la couleur pure s’orientent vers le dépassement de l’ancienne conception spatiale.

Yves Klein, « Explosions bleues, Lettre à la Conférence internationale de la détection des explosions (...) Revue d’art contemporain Marge (2010), De la valeur de l’œuvre au prix du marché : Yves Klein à l’épreuve de la pensée économique Sophie Cras

…En effet, si la valeur est dans l’objet et fait corps, matériellement, avec lui, indépendamment du spectateur, alors cet objet a naturellement un prix « juste », simple traduction monétaire de cette valeur propre, établi indépendamment du marché. Cette conception rappelle le mode de facturation des œuvres jusqu’à la Renaissance, lorsque les coûts de production de l’artiste-artisan déterminaient par contrat le prix de vente : c’est là encore le contenu de l’œuvre – en terme de matériaux et de travail artistique physiquement incorporé dans le tableau – qui détermine son prix, et non le libre jeu de l’offre et de la demande10. Il existe d’ailleurs plusieurs documents dans lesquels Klein fait directement référence à ce type de contrat.
Dans une lettre adressée au président de la Conférence internationale de la détection des explosions atomiques, l’artiste propose ainsi ses services pour « peindre en bleu les bombes A et H » françaises : « Moyennant une rémunération à débattre mais qui devra, en tout état de cause, couvrir : Le prix des colorants ; Mon apport artistique propre [...]. Il est bien évident que nous exclurons [sic] le bleu de cobalt comme ignominieusement radioactif et que nous n’emploierons que le bleu Klein qui m’a valu la célébrité que vous savez ».

Yves Klein, « Explosions bleues, Lettre à la Conférence internationale de la détection des explosions (...) Revue d’art contemporain Marge (2010) De la valeur de l’œuvre au prix du marché : Yves Klein à l’épreuve de la pensée économique Sophie Cras

En 1959-1960, l’or prend une place sans précédent dans l’œuvre d’Yves Klein : comme matière, avec les Monogolds, ces panneaux monochromes recouverts de feuilles d’or, datés pour la plupart de 1960 et 1961 ; comme valeur d’échange également, en contrepartie des œuvres immatérielles de Klein, ces espaces invisibles imprégnés de la sensibilité de l’artiste. Dès le mois de mars 1959, lors d’une exposition à Anvers, il annonce : « Je ne veux plus qu’on m’achète cela pour de l’argent à présent. J’ai demandé, pour mes trois états picturaux exposés, de l’or pur. Un kilo d’OR par œuvre. Voilà qui est net et clair enfin ».
Par la suite, au cours de l’année 1959, Klein élabore les « Règles rituelles de la cession des Zones de sensibilité picturale immatérielle » qui prévoient que ces zones « sont cédées contre un certain poids d’or fin ».Yves Klein, Conférence à la Sorbonne, dans ibid, p. 121.

Marc Ragouilliaux pour ZEMMA, 21 juin 2016